Dimanche 29 octobre 1702. À Saint-Symphorien-d’Ozon s’est réuni du beau monde : Messeigneurs Basset, Canel, Roux, et surtout Pourroy de Lauberivière, membre de l’une des plus illustres familles de notre région. Tous ont été envoyés ici sur l’ordre d’un grand personnage, Etienne-Jean Bouchu (1655-1715). Bourguignon d’origine, Bouchu est devenu en 1686 l’intendant de la province du Dauphiné, dont dépendait Vénissieux. À ce titre, il est l’œil, l’oreille et le bras du roi Louis XIV, et préfigure en quelque sorte l’actuel préfet d’Auvergne Rhône-Alpes. C’est donc lui qui supervise la justice, la police mais aussi les finances royales depuis la capitale provinciale, Grenoble. Mais n’allez pas croire qu’il agit comme un despote, seulement prêt à faire payer l’impôt aux Dauphinois et à les gourmander. L’intendant Bouchu sait très bien que sa province ne roule pas sur l’or, et au besoin ne ménage pas sa peine pour aider du mieux qu’il peut les sujets placés sous son autorité.
C’est dans ce but qu’il fait réaliser une vaste enquête à travers tous les villages dauphinois, la « Révision des Feux ». Commencée en 1697, elle ne nécessite pas moins de sept ans de travail, et n’est achevée qu’en 1704 – dame, il faut bien tout cela pour passer en revue plus de 1000 communautés ! Et c’est ainsi que notre petite équipe d’aristocrates en vient à s’intéresser à Vénissieux. Après avoir enquêté sur Vaulx-en-Velin, Mions, Chaponnay, Simandres, elle fait venir à Saint-Symphorien-d’Ozon des représentants vénissians : en l’espèce, le consul Louis Vachot, faisant office de maire, un délégué nommé Benoit Goujaud, et enfin le notaire de Vénissieux, Vital Saunier.
Ces trois concitoyens d’hier ne sont pas venus les mains vides. Ils ont apporté leur cadastre – le « parcellaire », dressé en 1660 –, les « rôles de taille » de 1687 à 1702, sur lesquels figurent tous les Vénissians payant le principal impôt royal et, surtout, « un mémoire contenant leurs remontrances au sujet des intérêts de ladite communauté ». Les commissaires-enquêteurs se précipitent sur le mémoire en question, car il dresse le portrait de notre territoire.
À Vénissieux l’on crie misère…
À sa lecture, ressort d’emblée une formidable injustice : sur les plus de 2000 hectares que faisait autrefois notre commune, près de la moitié sont possédés par des nobles et des ecclésiastiques et, à ce titre, ne payent aucun impôt ! C’est d’autant plus grave que le territoire de Vénissieux « est graveleux, sablonneux et aride, n’étant propre qu’à seigle et autres grains de moindre qualité, et ne pouvant être ensemencé qu’une fois en trois années ». Autrement dit, la charge de l’impôt ne repose que sur des paysans pauvres. Comme si cela ne suffisait pas, ceux-ci sont lourdement endettés. Ils versent des redevances considérables à l’abbaye Saint-Pierre de Lyon et à différents seigneurs : ainsi, les habitants qui possèdent des parcelles sur le quartier du Velin, soit sur 450 hectares, doivent donner 14 % de leurs récoltes à ces messieurs-dames de Lyon. Une paille ! En outre, déclarent les délégués vénissians, « les habitants sont obligés d’acheter du bois pour leur usage et du foin pour la nourriture des bestiaux à trois ou quatre lieues de distance [16 km], n’y ayant aucun pré dans ledit lieu ».
Résultat, « ladite communauté a été accablée depuis plusieurs années de tant de charges et de tant d’embarras », que ses consuls ont tous dû lui prêter de l’argent durant leurs mandats, ce qui est un comble. Ah, n’oublions pas que durant cette année 1702 le gel et la grêle ont « considérablement endommagé les vignes qui font le principal revenu desdits habitants ». Et puis, il a fallu « s’épuiser pour fere construire une maison curiale » pour messire le curé. Bref, à Vénissieux l’on crie misère. « Pour ces raisons, les habitants supplient nos seigneurs les commissaires de leur accorder une diminution considérable » de leur imposition.
… Mais il y a plus malheureux en Dauphiné
Nous y voilà. Ce portrait bien sombre n’a pour but que d’obtenir un allègement fiscal. Les envoyés de l’intendant Bouchu ne sont pas dupes. La même rengaine revient dans toutes les bouches, quel que soit le village qu’ils inspectent. Il en va par exemple de même près du lac de Paladru, où certains contribuables se plaignent des dégâts faits au pied de leurs collines par… les avalanches ! Certes, il est exact qu’en ce règne de Louis XIV, les Vénissians subissent les grandes injustices provenant du système seigneurial, et les énormes écarts de fortunes de leur temps. Mais leur sort s’avère quand même bien plus favorable qu’en d’autres lieux.
Les commissaires-enquêteurs remettent donc les aiguilles à l’heure, en questionnant plus précisément les représentants vénissians – non sans leur avoir fait prêter serment auparavant. Auriez-vous des communaux, sur lesquels vous pourriez couper du bois et mener paître librement et gratuitement votre bétail ? Oui, c’est vrai, ils en ont : 200 bicherées à Parilly, et 300 autres le long du Rhône, soit plus de 100 hectares, rien de moins ! Les veinards… Leur seigneur ? Dame Marie de Silvacane, veuve de noble Laurent de Chaponnay, mais elle ne réside pas à Vénissieux. La dîme, versée aux ecclésiastiques ? Elle est de seulement 6 % des récoltes, alors que les Français payent généralement 10 %. La pauvreté des sols ? A relativiser fortement : « ayant observé la qualité des fonds, il nous a paru propre à chanvre et à froment », soit la céréale des bourgeois et des rois, « et à seigle dans celles de plus grande étendue ». L’on trouve en outre « plusieurs vignes, quelques noyers et autres arbres fruitiers ». Bref, les « 298 habitants taillables », soit les chefs de famille imposables du village, devront encore attendre avant que leurs impôts royaux soient diminués. Il y avait bien plus malheureux qu’eux ailleurs en Dauphiné, ou en ce beau royaume de France.
Source : Archives départementales de l’Isère, 2 C 318, f° 1567.
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