Il est le seul Vénissian à bénéficier d’un monument aussi grandiose. Dressé au carrefour de la rue Carnot et de l’avenue Jean-Jaurès, et donc à l’entrée du Bourg, cet édifice présente un bassin qu’alimentait une fontaine aux allures de créature fantastique, encadrée par deux enfants recueillant les fruits de cornes d’abondance. Le tout est surmonté d’un obélisque de deux mètres de haut, couronné par un buste. L’homme nous fait face, souriant derrière sa barbe foisonnante, et montre un regard bienveillant. Et de fait, les parois de l’obélisque multiplient les louanges envers lui – maire, bienfaiteur, généreux donateur, fondateur d’associations de secours – il n’est pas trop de quatre faces pour lui rendre tant d’hommages !
Laurent Gerin est né à Vénissieux un jour de Noël, le 25 décembre 1847. Ses parents appartenaient à l’élite sociale de la ville, puisque son père, Joseph, exerçait le métier de notaire, tandis que sa mère, Julie Barioz, était issue d’une famille de grands propriétaires terriens. Devenu adolescent, Laurent effectue des études typiques de la bourgeoisie lyonnaise, passant par le lycée Ampère, puis par la faculté de Droit à Paris. Le notariat s’ouvre à lui, mais c’est finalement une existence de rentier qu’il choisit, en vivant du revenu de ses biens. Car le personnage est riche, tellement qu’il possède à lui seul 58 hectares de terre, à Vénissieux, à Feyzin, à Saint-Fons et à Saint-Priest, qu’il loue à des paysans moyennant une petite fortune. Il habite aussi une bien belle maison, au 23 de l’actuelle rue Alfred-Dreyfus (près de la médiathèque Lucie-Aubrac), où il vit seul, en compagnie d’une domestique.
Un grand bourgeois au grand cœur
La description des lieux, faite en 1906, nous permet de la visiter dans les moindres recoins. Elle compte au rez-de-chaussée une cuisine, un salon, un bureau, et surtout deux salles à manger, dans lesquelles Laurent Gerin reçoit des invités à tour de bras. Après leur avoir fait visiter son orangerie, dûment chauffée par un poêle car ses orangers ne supportent pas le froid, il les assoit sur l’une des dix chaises entourant sa table monumentale, leur fait bonne chair, et leur montre ses gravures et ses peintures – ici des musiciens ambulants, là un port de mer, plus loin le Serment des Horaces, etc. Puis vient le temps de passer au salon, pour discuter et pour jouer au « jacquet », une sorte de backgammon. Et là, Laurent Gerin sort le grand jeu. Il détient une collection d’alcools à faire pâlir d’envie un vigneron charentais : 18 bouteilles de cognac dont certaines datant de 1866, des bouteilles de champagne Moët-et-Chandon, et pas moins de 11 litres de rhum de vingt ans d’âge ! Puis, ses invités ayant pris congé, notre homme se retire à l’étage, dans ses appartements privés. L’on y trouve deux chambres de bonnes, plus celle du maître des lieux, et surtout la pièce principale : une bibliothèque. Car notre bienfaiteur est passionné par les livres. Il en détient plus d’un millier, allant des auteurs antiques aux plus contemporains, comme Pierre Loti, au point que sa bibliothèque sera évaluée à 15.392 francs, soit une somme très élevée à l’époque. Mais, tout bourgeois qu’il est, Laurent Gerin s’avère aussi particulièrement soucieux des causes paysanne et ouvrière, comme en témoigne sa collection complète des œuvres d’Emile Zola.
Le laïcisateur de la commune
Cette sensibilité aux moins nantis que lui ne reste pas qu’intellectuelle et se traduit en actes. En 1875, il est ainsi élu au conseil municipal, comme simple conseiller, aux côtés du maire Eugène Mottard. Il garde son mandat sans discontinuer jusqu’en 1896, s’opposant à la sécession de Saint-Fons, favorisant l’industrialisation de notre commune pour pallier la perte des usines saint-foniardes après l’indépendance de notre voisine, et veillant sans cesse au bien-être des Vénissians. Entre autres œuvres, comme le rappelle son monument, c’est à lui que l’on doit la création, en 1896, de la 154e Société de Secours Mutuels, une association d’entraide au profit des malades vénissians, des chômeurs et des accidentés de la vie. A lui, que l’on doit aussi la fondation, en 1895, d’une mutuelle incendie dans notre ville. Suite logique à ces engagements, le 15 mai 1904 Laurent Gerin est élu maire de Vénissieux : il obtient les votes de 22 conseillers municipaux, contre seulement une voix pour son rival, Claude Chagnieux. Après quelques mois occupés par la gestion des affaires courantes, le nouveau maire passe à la concrétisation de ses idées. Dès février 1905, il soumet au conseil la construction d’un nouveau groupe scolaire, notamment dédié à « l’installation de l’école publique de filles ». Lors de la même séance, il procède aussi à la laïcisation de la commune et notamment des noms de rues, qui de « sainte Catherine » ou de « saint Pierre », se muent en gloires de la République, comme Jean-Macé, Paul-Bert ou Jules-Ferry. Puis, trois mois plus tard, en mai 1905, Laurent Gerin interdit toute manifestation religieuse sur la voie publique, et fait enlever les croix des chemins.
Hélas, une grave maladie l’empêche d’aller au-delà dans l’application de ses idéaux. Au cours de l’été 1905, il démissionne de son mandat de maire, et est remplacé par Henri Fournel. Il décède le 12 décembre 1905, à l’âge de 57 ans. Sentant sa dernière heure approcher, Laurent Gerin avait pris soin de rédiger un testament olographe, signé de sa main le 5 novembre 1905. Dès les premières lignes, il lègue tous ses biens à la commune de Vénissieux, afin qu’ils puissent être utilisés à secourir les hôpitaux, les malades, les pauvres et les familles nombreuses de notre ville. Les biens en question furent estimés à 197.000 francs, soit l’équivalent de plusieurs millions d’euros actuels. Cet homme avait bel et bien le cœur sur la main.
Sources : Archives municipales de Vénissieux, registres des délibérations, 1875-1906. Archives du Rhône, 3 E 17413 et 17414 ; 4 E 5383, 5387, 12258.
BOUFFARD SIMONE
9 mai 2025 à 15 h 14 min
Ancienne véniciane de 80 ans j’ai beaucoup apprécié cet article qui me rappelle ma jeunesse lorsque maman née en 1901 me racontait que Laurent Gerin avait offert des couverts en argent pour sa naissance et que nous gardions en souvenir. Maman était née BARIOZ et était de très loin apparentée à sa maman. C’était une autre époque. À présent je vis dans le Var mais ce Vénissieux là est resté dans mon cœur avec l’ancien cimetière où se trouvent mes ancêtres.