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Jean-Luc Gras, le dernier des Veninov

“Je ne chercherai pas de travail tant que les autres ne seront pas recasés”, s’est promis Jean-Luc Gras. Entré chez Veninov il y a vingt-cinq ans, il a tout connu : les belles années, les plans sociaux, la bataille pour sauver la boîte au début des années 2010, puis le coup de couteau dans le dos du dernier repreneur…

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Ce matin ensoleillé de novembre, il n’en mène pas large, le grand gars un peu gauche, dans sa chasuble fluo. Derrière lui, il y a les grilles de Veninov, la boîte où il travaille depuis 1990. Et devant lui, une centaine de personnes venues protester contre le coup de grâce donné à l’entreprise par le repreneur de ce fleuron industriel. Il y a là le maire de Vénissieux, l’ancien député-maire, des conseillers du Grand Lyon, des têtes connues, d’autres moins… Micro HF à la main, il ne sait pas par quoi commencer, s’excuse. “Pardon, je sais faire des nappes, pas des discours.” Pourtant, quand il se présente, tout le monde comprend ce qui se joue ici. “Je m’appelle Jean-Luc Gras, j’ai 53 ans, je gagne 1 340 euros net après vingt-cinq ans d’un travail qui m’a cassé le dos, et le 10 novembre je serai jeté dans la cour des pauvres.”

Refus d’obéissance. Fils de postier et enfant des “États”, dans le 8e arrondissement, Jean-Luc passe un CAP de menuisier du bâtiment et travaille dans une société de génie civil. “En 1981, le patron a eu peur des Rouges, il a pris ses billes et s’est barré en Suisse ! Mes parents ne faisaient pas de politique et n’étaient pas syndiqués. J’ai découvert tout seul que les patrons, quand ça les arrange tu es de la famille, mais qu’ils peuvent aussi se tirer sans état d’âme pour ceux qui restent sur le carreau.” Il enquille ensuite les petits boulots, passe trois ans à ranger yaourts et saucisses au rayon frais de Carrefour Vénissieux. Jusqu’au jour où il s’oppose à un chef de rayon stagiaire qui lui ordonne de placer les produits d’une manière non autorisée. “Refus d’obéissance. À l’armée, ça vaut le cachot, à Carrefour, ça valait la porte.”

Jean-Luc vide son sac. Retour à la case intérim. Un copain l’envoie postuler chez Griffine-Maréchal. En 1990, l’entreprise appartient encore au groupe belge Solvay, elle s’appellera Veninov plus tard. Jean-Luc est affecté au “vide-sac” : il déverse des sacs de 25 kg de PVC en poudre dans une trémie alimentant les silos de stockage. “Un jour, j’ai battu le record de l’usine : 30 tonnes en 8 heures, 1 200 sacs versés !” Ce zèle stakhanoviste lui vaut un CDI et un tour de rein. Il fait ensuite son apprentissage sur la “calandre”, la machine reine de l’entreprise, d’où sortent les célèbres toiles cirées. Il y restera près de vingt ans. D’abord quinze années de 3×8, puis deux ans de VSD (vendredi-samedi-dimanche). “J’ai calculé, j’ai sorti plus de 300 millions de mètres de nappe. Jusqu’à la Lune et retour !”

Un paradis à retaper. Dans ces années-là, Jean-Luc et son épouse Véronique achètent une petite maison, le long du Dorlay, un affluent du Gier. “Il y avait tout à retaper, on a fait comme on a pu. Longtemps on ne s’est chauffé qu’avec la cheminée, alimentée en chutes de bois de la scierie d’à côté. Après vingt ans coincé au huitième étage d’un HLM, c’était le paradis !” Un paradis qu’il faut quitter chaque matin à 4 heures, pour embaucher rue Eugène-Maréchal une heure plus tard, et retour en début d’après-midi. “À ce rythme, il vaut mieux être jeune et avoir de la volonté. Quand je suis passé en VSD, c’était mieux, je pouvais amener les gosses à l’école.” Les gosses, ce sont Colin, Gwendolyn et Guillaume. L’aîné cherche du travail vers Annonay. La cadette fait un Master de langues et civilisations étrangères à Saint-Étienne. “Elle est très forte en anglais. Elle va peut-être vers l’enseignement. Je suis content qu’elle ait le choix.” Le petit dernier est doué en informatique. “C’est une tronche ! Il voudrait s’orienter vers le graphisme, mais il a raté son année. On n’a plus les moyens de payer son inscription en fac. Direction Pôle Emploi.”

Pêcheur, pas rebelle. Pour le couple, c’est déjà dur avec deux petits salaires. Alors avec bientôt un seul… “On serre les fesses, ça fait pas marrer. On fait les courses à la fin du mois et puis, du 1er au 21, on ne dépense pas un centime. Je ne suis pas prêt de reprendre mon permis de pêche !” De la fenêtre de sa chambre, il voit les truites remonter le courant du Dorlay. Il ne lui faudrait pas cinq minutes pour en attraper une. “Impossible, j’ai pas la licence. Je veux pêcher l’esprit tranquille, sans avoir peur qu’un garde me tombe dessus. La honte que ce serait ! Je ne suis pas un rebelle, moi…”
L’une des conditions posée par le tribunal de commerce de Nanterre à la reprise de Veninov par le groupe autrichien Windhager, était de relancer l’activité en embauchant d’ex-salariés licenciés par le précédent propriétaire, un fonds d’investissement américain. Le nouveau patron s’est soigneusement abstenu de recruter les syndicalistes en pointe dans la bagarre de deux ans menée contre le groupe qui liquidait l’entreprise. Dans un tel contexte, sans être “un rebelle”, il faut donc être culotté pour prendre un mandat de délégué syndical. Pourtant, un sentiment d’illégitimité taraude Jean-Luc. “Quand Windhager a dû ré-embaucher, il a écarté les meilleurs. Moi, ils m’ont repris. Faut croire que je leur faisais pas peur.” Peut-on se sentir coupable d’avoir survécu à un plan social ?

Ouvriers-fantômes
En 2012, les dix “repris de justesse”, comme il dit, se retrouvent livrés à eux-mêmes, à mi-temps dans l’immense site où travaillaient 87 salariés deux ans plus tôt, 1 200 dans les années 1960. Au bout d’un moment, le site commence à recevoir des rouleaux de toile, fabriqués aux Pays-Bas, qu’il faut tailler puis ranger par boîte de six, et expédier dans la grande distribution. La machine pour couper les nappes vient aussi de Hollande. Elle est vieille, ne marche pas bien, sa remise en état coûterait 7 000 euros. “Trop cher”, juge le repreneur qui s’était pourtant engagé devant le tribunal à investir 20,4 millions d’euros sur le site… En fait, la production ne repartira jamais, et la calandre rouille sur pied. Ce qui part, en revanche, ce sont les cylindres d’impression, les matrices qui permettaient d’imprimer les célèbres nappes Venilia depuis un siècle. Un trésor planqué dans les caves pendant la Seconde Guerre mondiale pour empêcher les nazis de le voler. Embarqué un jour de 2014 vers les Pays-Bas, dans plusieurs semi-remorques. “Là, on s’est dit, ça sent mauvais. Puis la découpe aussi s’est arrêtée. On était treize à faire le boulot de trois. Quand le directeur passait par les ateliers, il avait l’air étonné de nous voir encore là.” Windhager a obtenu à bon compte les précieux cylindres, une marque célèbre, un terrain de six hectares. Ces treize ouvriers-fantômes sont-ils plus qu’une concession provisoire au tribunal de Nanterre, des reliques, des squatters ? “Ils nous ont transformés en parasites dans notre propre usine.”

Plein le dos
En avril 2016, Jean-Luc ressent d’intenses douleurs dans le dos. Dorsarthrose multi-étagée sur trois vertèbres. Arrêté quelques semaines, il reprend à un poste moins physique. “Mais je n’étais pas à la hauteur du travail demandé. Je me suis fait engueuler par un petit chef, traité comme un chien.” Comme à Carrefour 25 ans plus tôt. Mais avec 25 ans de plus… “Ça m’a tourné la boule. Je voulais bosser mais le médecin a dit stop.” La dépression lui arrive en pleine figure, comme un boomerang mal rattrapé, ce printemps-là. “Je ne savais pas ce que c’était, c’est pas une maladie d’ouvrier, j’ai rien compris. J’ai perdu le sommeil, l’appétit, la bonne humeur. Des fois, je ne me rendais même pas compte que je pleurais. Entre 2010 et 2014, j’avais perdu ma grand-mère, mes deux parents, une tante. Au taf, je perdais ma dignité de travailleur, et bientôt je perdrai carrément mon boulot. Tout est remonté. Entre collègues, on ne parle pas de ça, mais je sais que d’autres souffrent. J’ai peur que certains fassent des bêtises.”

Une promesse exigeante. Pour Jean-Luc, ce qui le tient mieux que les médocs, c’est le syndicat. Le médecin l’autorise à participer aux réunions avec la direction, avec ses camarades. Alors le grand timide un peu gauche s’est mis à parler aux journalistes, aux élus, à la petite foule devant les grilles, avec son micro et sa chasuble. Il s’est fait à lui-même une promesse exigeante. “Je ne chercherai pas de travail tant que les autres ne seront pas recasés. Je serai le dernier à partir. On peut maintenir de l’emploi sur le site. Windhager en a les moyens, il fait des millions de bénefs par an. On ira devant la Justice s’il le faut, mais il ne s’en tirera pas comme ça.” Si c’est long, Jean-Luc ira voir les truites du Dorlay. “Elles ont l’air immobiles, mais elles se maintiennent bien, face au courant fort et froid. Elles ne sont pas emportées par lui, elles vivent en lui résistant.”

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