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Histoire / Mag

Ils demandaient une Livre ou un peu de soupe…

L’extrême pauvreté : ce mal de notre siècle frappait déjà les Vénissians d’antan. Mais la solidarité, elle aussi, était déjà très présente.

Il suffisait d’un rien pour tomber au plus bas. Une jambe cassée ; une maladie décimant vos troupeaux ; une pluie de grêlons dévastant votre vigne ; un printemps pourri détruisant les récoltes ; une guerre ; un incendie ; trop d’enfants à nourrir ; un veuvage prématuré ; la vieillesse, tout simplement ; ou que la justice vous condamne au bannissement pour avoir volé trois poules. Que vous soyez pauvre ou même un tantinet aisé, le moindre coup du sort vous transformait en mendiant en deux temps trois mouvements.
Claude Monod connut toutes les étapes de ce voyage vers l’enfer. Il était « affaneur », autrement dit ouvrier agricole, et vivait durant les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. La vigne et les deux-trois champs qu’il possédait ne suffisaient pas à remplir son écuelle et à payer ses impôts, aussi travaillait-il les terres de ses voisins à s’en user les mains, avec une misère en guise de salaire. Et chaque hiver, l’angoisse revenait : pendant la morte-saison les travaux des champs s’arrêtaient, et avec eux les promesses d’embauche. De quoi allait-il vivre ? Sans compter que le prix du pain s’envolait chaque semaine un peu plus, au fur et à mesure que les greniers se vidaient. L’hiver 1645-46 lui fut fatal. Plus un sou en poche, plus un quignon de pain à se mettre sous la dent, plus même un meuble à échanger contre des poignées de grains : sa maison sonnait aussi vide que son ventre. La mort dans l’âme, Claude Monod se résolut à vendre ses derniers biens ; le 5 mars 1646, il céda sa maison « couverte à tuiles » et sa vigne, moyennant 190 Livres dont 10 payées le jour même, « que ledit vendeur a declaré estre pour soy achepter des habicts don il a extremement besoing ». Après cette ultime vente, il ne posséda plus que ses vêtements sur le dos, ou plutôt des haillons, et dut tendre la main pour vivre jusqu’au lendemain.

On donnait, si l’on pouvait

Pareille mésaventure arriva moult fois aux Vénissians d’autrefois. Aux 17e et 18e siècles, alors que notre commune comportait une grosse moitié d’affaneurs naviguant perpétuellement entre la misère et la pauvreté, les mendiants se comptaient par dizaines. Ils se massaient chaque jour devant l’église, quêtant une aumône à l’heure de la messe, ou réclamaient à votre porte un peu de soupe et un coin dans la grange pour y passer la nuit. Vous leur donniez volontiers, d’autant plus que ces pauvres gens avaient souvent un lien de parenté avec vous, si éloigné soit-il ; à défaut, vous les connaissiez depuis tant d’années qu’ils vous étaient familiers. En leur faisant l’aumône, n’espériez-vous pas aussi gagner une petite place au paradis ? « Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux », a dit le Christ.
Ouvrir les cordons de sa bourse était un geste pieux. Alors on donnait, si l’on pouvait. Le 12 mars 1700, le locataire de la ferme de l’Hôtel-Dieu accorde le gîte et le couvert dans sa grange à un homme qui décède dans la nuit. La « poste » de Saint-Fons (le relais des diligences) en accueille aussi à tour de bras, comme ce « pauvre inconnu » passé de vie à trépas le 9 avril 1710. Quand venait votre tour de mourir, vous offriez par testament une soupe ou un sou à tous les mendiants qui se présenteraient à votre enterrement, afin qu’ils prient pour vous et pour le salut de votre âme. Les gens riches, eux, donnaient parfois beaucoup d’argent : au 16e siècle un bourgeois de Lyon appelé Cornuti, légua un domaine d’une centaine d’hectares à l’hôpital de la ville, afin que ses revenus permettent d’héberger les pauvres de la région lyonnaise ; dès lors et jusqu’au 19e siècle, on appela « Cornuti » cette partie de Vénissieux.
Lorsque son budget le lui permettait, notre commune versait elle aussi son obole. Dès 1655, on trouve ainsi mention dans les comptes communaux d’un achat de 26 Livres de seigle destinés à être distribués aux pauvres. Après la Révolution, la moindre fête nationale devient prétexte à une soupe populaire ou à une « distribution de secours aux indigents », comme le 14 juillet 1913. Bref, la solidarité envers « nos » mendiants fonctionne autant que faire se peut.

Le terrible hiver 1709 jette les plus pauvres sur les routes

Les vagabonds sont nettement moins bien lotis. Eux n’ont pas droit aux largesses de la commune : ces étrangers ne sont point de chez nous ! S’ils errent sur les routes au lieu de rester dans leur paroisse et de profiter des aides prodiguées envers eux, c’est qu’ils ont forcément quelque chose à se reprocher. On les soupçonne d’être des soldats déserteurs, des brigands fuyant la justice ou d’anciens galériens. A moins qu’ils soient des Bohémiens, des « Egyptiens », comme les appelaient les gens du 16e siècle. On se méfie d’eux, on les accuse fréquemment d’être les auteurs du moindre mauvais coup ; on les craint d’autant plus qu’ils vont souvent par bandes de quatre ou cinq, parfois par dizaines lorsque les temps sont durs. De ces vagabonds, Vénissieux en voit passer à tout bout de champ, beaucoup plus que bien d’autres villages : ils marchent sur la grand’route de Paris à Lyon et à Marseille, l’une des principales du royaume, et font halte à Saint-Fons ou au Moulin-à-Vent. Nul ne connaît leur nom, comme si on ne leur parlait pas. Pourtant ils ont laissé une trace de leur passage ; à des siècles de distance, les registres tenus par le curé de la paroisse parlent pour eux. Jamais pour les marier, toujours pour les enterrer : « le 3eme febvrier 1695 nous avons inhumé dans le cimetière une femme dont nous ne scavons ny le nom ny la paroisse. Présents Jean Carro et Pierre Drevon ».
Hommes ou femmes, vieux ou jeunes… le vagabondage frappe les deux sexes et toutes les tranches d’âges, même les enfants… L’année 1709 leur est particulièrement néfaste. Un terrible hiver provoque une famine atroce et jette les plus pauvres sur les routes ; cinq d’entre eux décèdent à Vénissieux, tous inconnus ; le curé consent seulement quelques mots de plus pour décrire les circonstances de la mort de l’un d’eux : « le 4e octobre 1709 j’ay inhumé un pauvre mendiant décédé en Charrière, revenant de lhotel dieu de Lyon ». Cet Hôtel Dieu, qui se dresse toujours près de la place Bellecour, accueillait les malades et les pauvres pour les soigner et les nourrir. Tout à côté, à l’emplacement de la grande poste actuelle, l’hôpital de la Charité recueillait quant à lui les mendiants et les vagabonds, souvent contre leur volonté car depuis 1656 le vagabondage était considéré comme un délit passible de « renfermement ».
Avec le 18e siècle et la fin des guerres et des grandes famines dans notre pays, la perception du vagabond s’améliore un peu. Du coup monsieur le curé se fait plus bavard et dresse le portrait de ces gens au destin si peu enviable : « le vingt septieme juin l’an que dessus [1732] a été inhumée une pauvre etrangere se disant du Puis en Auvergne, agée environ de soixante et un ans, disant avoir été mariée et etant veuve, nayant demeuré que deux ans avec son mary, n’ayant pu se resouvenir du nom de son dit mary et elle se nommant Helene Lacroix ». Finalement les Vénissians n’étaient pas si méchants. Ils redoutaient seulement de devenir un jour l’un de ces êtres qui frappaient à leur porte.

Sources : Archives de Vénissieux, 1 i 116 (1913). Archives du Rhône, Es 214/1 (1655), 3 E 11446 (1646), 259 GG 1 à 9 (1693-1792).

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