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La folie des grandeurs du faux marquis

L’histoire regorge de grands personnages, et certains habitèrent même Vénissieux. Comme le marquis de Ragny. Sauf que… N’était-il pas un peu mythomane ?

Le château de Ragny dans l’Yonne, indissociable des seigneurs de Ragny, dont le Vénissian Jacques Bourdin, simple fils de marinier, prétendait être l’héritier

Le 4 mai 1882 s’éteignait à Vénissieux, au 37 route de Vienne, dans le quartier du Moulin-à-Vent, le marquis de Ragny et de Montréal. L’homme, un célibataire endurci, était âgé de 78 ans et vivait là avec sa domestique dans une splendide maison baptisée, excusez du peu, Villaréal – littéralement, la villa royale. Il faut dire que Monsieur le marquis affichait un pedigree à faire pâlir d’envie le moindre bourgeois gentilhomme. Ses prédécesseurs à la tête du marquisat avaient en effet possédé de nombreux châteaux forts : celui de Mont-Réal, dans l’Yonne, celui de Versailles, qu’ils vendirent en 1632 au roi Louis XIII, celui de Vizille, en Isère, ayant appartenu au duc de Lesdiguières, celui de Neuville, près de Lyon, et même celui des Tuileries, à Paris, cédé à la reine Catherine de Médicis en 1564. Leurs alliances ? Elles mettent en scène les têtes couronnées et la haute noblesse de notre pays. Ainsi, le marquis de Ragny se targue-t-il d’être apparenté à la tante des rois Henri II et Henri IV, aux familles de Gondi, Bonaparte ou encore Villeroy, ces derniers étant ducs et pairs de France, et ayant fourni des archevêques à Lyon.

Mais, empreint de modestie, Monsieur le marquis « se trouve à l’aise quand il peut effacer son individualité historique ». Lui-même dit avoir passé sa jeunesse au château de Diémoz, non loin de Vienne, et possède une personnalité attachante : « Son front large, pur miroir de l’âme, rayonne à la fois l’intelligence sérieuse et la candeur profonde ; il possède le secret des fines causeries du bon vieux temps ». Bien évidemment, il rayonne sur la société de son époque. Il se pare du titre de président d’honneur de l’Académie Universelle des Arts et Manufactures de Paris, est membre de la Société des Archivistes de France, et de tout un ensemble de sociétés savantes. Hors de nos frontières, il se voit invité par des institutions italiennes, et mêmes américaines.

Notre homme prend aussi la plume. Auteur d’une histoire de sa famille, publiée à Lyon, il a écrit plusieurs ouvrages, comme « l’Art de bien prononcer et de bien chanter », « Le contrat du bonheur », et même un « Art de jouir de la vie et de trouver des maîtresses » ! Fort de ces succès, il fonde un « Institut des chevaliers de Montréal, Jérusalem, Rhodes et Malte pour encourager tous les mérites », auquel il inscrit l’empereur Napoléon III, la famille impériale, des évêques, ministres, gens de lettres, et reçoit de toutes parts des sollicitations accompagnées d’offres pécuniaires. Bref, le marquis de Ragny s’impose comme l’une des personnes les plus en vue de la région lyonnaise et de la Terre entière.

Tout est faux !

Blason de Jacques Bourdin, marquis de Ragny

 

Sauf que… Tout est faux ! Le prétendu marquis s’appelle en réalité Jacques Bourdin, et n’a aucune particule attachée à son nom ni aucun titre de noblesse. Il est né à Lyon le 21 ventôse an XII de la République (12 mars 1804), d’un père lui aussi prénommé Jacques, habitant quai Saint-Antoine et exerçant la noble profession de « voiturier par eau », autrement dit de marinier sur la Saône et le Rhône. Son aspect ? Loin d’un aristocrate racé, il est décrit comme étant « Un vieillard de taille moyenne, à l’allure d’un ancien canut, aux gestes grotesques, aux vêtements sordides, au linge douteux. Physionomie vulgaire, menton bête et les yeux ronds, expressifs comme deux œufs sur le plat, et abrités par des lunettes aux larges verres voilà pour le physique. Son parler, aussi prétentieux que traînard et incorrect, démontrait une éducation nulle, une instruction insuffisante et mal digérée ».

Et de fait, Jacques Bourdin n’a fréquenté aucun collège ni aucune université. Né dans un milieu modeste, « il n’eut point, pendant la première partie de sa vie, les moyens pécuniaires de s’instruire ». Mais, mû par ses ambitions, il parvint quand même à se hisser au-dessus de sa condition, et donna à partir des années 1830, « des leçons de chant perfectionné, de composition musicale, de mnémotechnie, de guitare et de violon, de chorégraphie à 3 francs la leçon », et tout cela en tenant une auberge à La Guillotière. Ses parents étant décédés, et lui-même ayant reçu une minuscule fortune dans divers héritages, il fut saisi vers 1856 de la folie des grandeurs et s’autoproclama marquis. Dès lors, les affabulations se multiplièrent, tandis que ses contemporains en mal de reconnaissance sociale se rapprochaient de lui et accentuaient encore sa mythomanie.

Les Lyonnais n’étaient pas tous dupes, évidemment. Dès 1866, certains journaux comme La Petite Revue raillèrent ce prétendu marquis, « dernier descendant de Vercingétorix, le grand chef des cent chefs », tandis qu’en 1883 l’auteur d’une biographie sur lui, Vital de Valous, bibliothécaire au Musée des Beaux-Arts, décrivait son palais du Moulin-à-Vent comme une « bicoque en ruine », pourvue d’un « intérieur sordide ». Malgré ces avertissements lucides, le règne du faux marquis dura près de trente ans, durant lesquels « Plusieurs étrangers de distinction réelle, des femmes russes, italiennes, américaines, des princesses authentiques », allèrent à Vénissieux « pour voir le noble et savant propriétaire de la magnifique Villaréal, et conférer avec cet homme extraordinaire ! ».

Rendons-lui quand même justice. Il y avait bien un soupçon de vérité dans toute cette histoire inventée. Emprisonné pour meurtre dans le château de Pierre-Scize, à Lyon, le vrai marquis de Ragny, nommé Guy Chartraire, y reçut des femmes de petite vertu, et finit par avoir un fils naturel de l’une d’elles, en 1768. Prénommé Louis, cet enfant illégitime épousa en 1791… une tante paternelle de Jacques Bourdin, notre mythomane vénissian.
Alain Belmont

Sources : Archives de Lyon, 2 E 107. Archives de Vénissieux, recensement de 1876. Archives du Rhône, 3 E 3015, 4 E 7262. Vital de Valous, « Une célébrité lyonnaise », Lyon-Revue, février 1883.

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