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1834 : l’abbé du Moulin-à-Vent s’en va-t’en guerre

Jean-Antoine Noir avait fait sienne la devise des canuts : «Vivre en travaillant ou mourir en combattant». Au point qu’il les suivit dans leur révolte, il y a 180 ans.

Jean-Antoine Noir avait fait sienne la devise des canuts : «Vivre en travaillant ou mourir en combattant». Au point qu’il les suivit dans leur révolte, il y a 180 ans.

Ils sont entrés dans sa maison d’un coup, sans prévenir. Des hommes, des femmes, des enfants, abattus, hagards, effrayés. C’est ce jour-là, le 9 avril 1834, que la vie de l’abbé Noir a basculé. Ces pauvres gens fuyaient Lyon et la guerre. Chez eux, la troupe égorgeait les habitants dans leur lit, tirait sur la foule sans sommations et bombardait les maisons. Le son du canon s’entendait jusqu’à Vénissieux. Naturellement, il leur donna asile et les réconforta du mieux qu’il put. Mais en entendant leurs récits du massacre, sa compassion se mua en fureur contre leurs tortionnaires. Et il quitta le Moulin-à-Vent pour rejoindre les canuts révoltés.

Pourtant, rien ne prédisposait Jean-Antoine Noir à jouer les va-t’en guerre. Né le 4 mars 1804 à Vanosc, un village de haute Ardèche situé aux pieds du mont Pilat, il était assez frêle et doté d’une très mauvaise vue – au point que ses amis l’avaient surnommé « quatre yeux », à cause des lunettes qu’il portait. Aussi, plutôt que de lui confier les rênes des affaires familiales, ses parents avaient préféré l’envoyer en ville pour qu’il fasse des études et devienne prêtre. Une fois entré en religion, l’abbé Noir fut nommé professeur au collège de Montélimar, où il fit forte impression : dix ans après, un sergent d’infanterie se souvenait encore de lui et de sa grande instruction. A cette époque Vaise, la Croix-Rousse et la rive gauche du Rhône étaient en pleine expansion, grâce au commerce de la soie et aux débuts de la révolution industrielle. Vénissieux elle-même atteignait désormais 3000 habitants ; le village d’antan s’était mué en ville, et le hameau du Moulin-à-Vent en faubourg de Lyon, tant les auberges et les ateliers de canuts avaient poussé comme des champignons. Toute cette populace manquant cruellement d’écoles, notre commune fit face en aménageant une nouvelle classe sur la route de Vienne, puis réclama un instituteur. C’est ainsi que l’abbé Noir arriva à Vénissieux.

Rapidement, l’instituteur se rapprocha des habitants du Moulin-à-Vent et se mit à leur service. En plus de s’occuper des enfants, il célébrait la messe tous les dimanches dans la chapelle de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Jean Melin, chez lequel il louait un appartement, ne tarissait pas d’éloges sur lui ; idem pour le maire Etienne Sandier et pour l’aubergiste Bacquelier : «Il n’a jamais été une minute en retard de venir prendre ses repas chez moi comme il en avait l’habitude.»
L’homme en soutane se fondit tellement dans la population qu’il finit par en épouser les idées. En 1833, il adhéra à la toute nouvelle Société des Droits de l’Homme, une association républicaine opposée au roi Louis-Philippe et sensible au niveau de vie des ouvriers. Comme elle, l’abbé Noir dénonça les baisses de salaire et la perte d’estime que subissaient les dizaines de milliers de canuts de l’agglomération. Leurs patrons, des marchands soyeux cousus d’or, traitaient ces artisans aux doigts de fées comme des domestiques corvéables à merci. Pire, ils remettaient en question les avancées de la grande révolte de 1831, durant laquelle les canuts avaient réclamé des augmentations de salaire et une amélioration de leurs conditions de travail. La tension entre les deux camps devenait telle que le moindre incident pouvait mettre le feu aux poudres. L’explosion se produisit le 9 avril 1834. Un procès contre des ouvriers grévistes entraîna une manifestation place Saint-Jean, aussitôt réprimée par l’armée qui tira sur la foule. La deuxième révolte des canuts commençait.

Après avoir accueilli les réfugiés chez lui, Noir se précipita à la mairie de La Guillotière, où les insurgés avaient établi un quartier général, afin de les aider et de les conseiller. Arrivé sur les lieux, il monta sur un lit de camp et prêcha comme en chaire, mais au lieu d’un discours religieux il appela au combat. Les canuts, se méfiant de ce prêtre à 4 yeux, le prirent pour un espion envoyé par les autorités ou pour un officier camouflé, et se jetèrent sur lui ! Libéré après quelques heures, l’abbé rentra à Vénissieux mais fut arrêté en chemin par des soldats qui l’emmenèrent devant leur colonel. Le bruit se répandit dans Lyon qu’un ecclésiastique avait rejoint les rebelles. Noir aurait pu être fusillé sans procès mais son ancien élève de Montélimar parla en sa faveur ; notre concitoyen d’hier s’en tira avec un sévère avertissement.
Il en fallait plus pour le faire reculer. Les 10 et 11 avril, alors que les combats se multipliaient dans les rues de Lyon, Noir retourna à La Guillotière où il força des jeunes gens à rejoindre les barricades ; puis il prit le commandement de la mairie, devenant ainsi l’un des chefs de l’insurrection. Pour peu de temps. Le samedi 12 avril, les troupes gouvernementales attaquèrent La Guillotière à coups de canon puis fouillèrent les maisons une à une. L’abbé Noir fut débusqué et aussitôt jeté en prison, comme des milliers de canuts.

5 mai 1835. La plus haute cour de justice du pays, la Chambre des pairs, entame à Paris le procès de « l’affaire d’avril » – le nom donné par le gouvernement à la révolte des canuts. 117 accusés s’entassent à l’intérieur du tribunal, dont l’abbé Noir. Les accusations pleuvent sur lui, avec d’autant plus de virulence que son état de prêtre scandalise les juges. L’abbé ne se laisse pas pour autant démonter et répond au tribunal avec un culot incroyable. Il sait pourtant qu’il risque la guillotine… Question : « Il semble que vous haranguiez vos compagnons ? ». « Mon ministère veut que je prêche, répond Noir, mais je n’ai jamais eu de talent pour haranguer des troupes un jour de combat ». « N’avez-vous pas entraîné au collet 5 ou 6 jeunes gens ? ». « Il faudrait que je sois un Hercule extraordinaire ! ». A une femme de La Guillotière qui témoigne l’avoir vu prêcher la révolte mais sans comprendre ce qu’il disait, l’abbé rétorque « Je ne parlais pourtant pas arabe, sans doute », provoquant les rires du public. Avant de conclure que le tribunal n’avait rien de sérieux à lui reprocher, et de se plaindre d’avoir croupi en prison pendant plus d’un an sur de fausses accusations.

Après des mois d’audiences, la Chambre des pairs rendit son verdict : 43 accusés furent condamnés à des peines de prison, 7 à la déportation et les autres furent acquittés. Quant à l’abbé Noir, il succomba le 14 juillet 1835, d’une maladie contractée dans le cachot immonde dans lequel on l’avait si longtemps enfermé. Il fut la seule victime de la répression judiciaire de la révolte des Canuts.

Sources : Archives départementales de l’Ardèche, 6 E 333/1 (Vanosc). Procès des accusés d’avril. Paris, Maurier, 1835, t. 1 et 2. Cour des Pairs. Affaire du mois d’avril 1834. Réquisitoires. Paris, Imprimerie Royale, 1836.

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