Henri Buttavant a de l’or au bout des doigts. Aussi à l’aise avec le bois qu’avec la pierre, il façonne de ses mains des merveilles : statues de saints ou de saintes, angelots, colonnes torses d’un retable d’église, animaux, végétaux, décors de meubles, et mille autres choses encore. Ses clients ? En premier lieu, l’église de Vénissieux et toutes celles des environs, mais aussi les gens aisés voulant orner leurs maisons et briller en société, qu’ils soient Lyonnais, Vénissians, ou de quelque autre village. En somme, le sculpteur de l’Est Lyonnais, c’est lui. Pourtant, notre homme n’est pas originaire de la contrée, et rien ne le prédestinait non plus à devenir artiste.
Il a vu le jour le 26 novembre 1731, durant le règne de Louis XV, à Pont-de-Vaux, un petit bourg du département de l’Ain, situé en val de Saône et à une quinzaine de kilomètres au nord de Mâcon. Son père, Claude Buttavant, était « marchand drapier drappant », autrement dit un bourgeois assez cossu, faisant le commerce des tissus de laine et employant plusieurs ouvriers tisserands dans sa propre boutique. Quant à sa mère, Andrée Mottet, elle était fille d’un « chirurgien » (une sorte d’infirmier), et venait de Vénissieux. Elle avait atterri à Pont-de-Vaux pour une raison que nous ignorons, mais ce choix influa de manière décisive sur la carrière de son deuxième fils, Henri.
Vénissian sur le tard
À l’heure de l’adolescence, ou au plus tard vers sa vingtième année, Henri Buttavant sortit du chemin tout tracé de l’atelier textile familial, et choisit de devenir artiste. Comme tous les adeptes de cet art, il suivit donc l’enseignement d’un maître sculpteur, peut-être de Lyon ou de Bourg-en-Bresse, et l’accompagna durant plusieurs années sur le moindre de ses chantiers, tout en œuvrant aussi dans son atelier. Il apprit ainsi peu à peu les tours de main du métier et les secrets de la création, jusqu’au jour où il fut capable de voler de ses propres ailes. Puis il arriva chez nous. Le 23 janvier 1759, alors qu’il est âgé de 27 ans, il passe en effet un contrat de mariage devant le notaire vénissian, Claude Pain. Le « Sieur Henri Buttavant, sculteur résidant à Vénissieux », dit l’acte, a en effet décidé de s’établir dans le village de sa mère, et plus précisément dans la maison de la sœur de celle-ci, Gabrielle Mottet. Pour quelles raisons ? Là encore, nous l’ignorons. Peut-être a-t-il été attiré par des promesses de chantiers, ou bien par la gratuité du gîte et du couvert chez sa tante maternelle. A moins qu’il soit venu pour toucher l’héritage de sa propre mère, décédée peu de temps auparavant ?
Toujours est-il qu’en janvier 1759, Henri Buttavant convole avec une certaine Marie-Madeleine Pureanel. La demoiselle est originaire de « Cusset en Bourbonnois », une commune de l’Allier touchant Vichy, et a migré à Lyon, où elle habite dans la paroisse de Saint-Nizier. A l’occasion de son contrat de mariage, le couple Buttavant/Pureanel liste ce que chacun des deux apporte dans la corbeille pour établir leur future famille. Du côté de madame, l’inventaire est vite fait : elle se constitue « tous et un chacun [ses] biens ». Du côté de monsieur, nous ne sommes guère plus avancés car lui aussi se constitue tous ses biens. Tout juste sait-on qu’ils doivent être relativement importants, car le notaire accorde au sculpteur un avant-nom honorifique, « Sieur », réservé habituellement aux personnes un tantinet aisées, voire aux bourgeois. Et de fait, toujours à l’occasion de son contrat de mariage, Henri Buttavant reçoit de sa tante Gabrielle Mottet, la donation de tous ses biens, estimés pour la somme de 500 Livres soit l’équivalent de trois à cinq années de salaire d’un ouvrier agricole.
D’art et de misère
Avec pareil départ dans la vie, le jeune couple va-t-il connaître des jours heureux ? Rien n’est moins sûr. Prenons le cas d’un autre artiste du Dauphiné, François Chambon (1641-1720). Peintre de métier et né au Puy-en-Velay, celui-ci s’est établi dans un village situé dans la partie nord-est de l’actuel département de l’Isère, dont sa femme était originaire. Lui aussi a reçu à l’occasion de son mariage, la promesse d’une coquette somme donnée par sa belle-famille. Sauf qu’elle ne lui a jamais été versée… Du coup, pour arrondir ses fins de mois François Chambon a été contraint d’exercer une double activité, de peintre et d’aubergiste. Cela ne l’a pas empêché de vivre en tirant le diable par la queue, et de mourir en miséreux. D’art et de misère, c’est peut-être l’existence qu’a connue Henri Buttavant. Comme François Chambon, il a dû cumuler les petits chantiers payés trois francs six sous, arpentant sans relâche, en quête de commandes, les villages entourant Vénissieux, s’en éloignant jusqu’à des 50 kilomètres avec ses ciseaux de sculpteur, dormant chez ses clients, ne rentrant pas chez lui pendant parfois des mois.
Puis, un beau jour, Buttavant quitte Vénissieux. Pour quelle destination ? Mystère. Comme une comète dans le ciel, il disparait des archives sans laisser une seule trace derrière lui. Un Louis-Félix Butavand, graveur et dessinateur de son état, apparait bien à Vienne au début du 19e siècle, mais sans que l’on sache s’il existe un lien de parenté entre lui et le sculpteur. Quelles œuvres nous a-t-il léguées ? Hélas, nous n’en connaissons pas. Est-il de lui, ce crucifix en bois du 18e siècle, encore exposé de nos jours à l’église Saint-Germain de Vénissieux, sur la place Léon-Sublet ? Ce n’est pas impossible, mais nous n’en aurons jamais la preuve. Il en va de même pour des milliers et milliers d’œuvres artistiques de l’Ancien Régime. Issues des mains d’artistes-artisans de villages, elles demeurent anonymes. Et le resteront pendant la nuit des temps.
Sources : Archives du Rhône, 3 E 11452. Archives de l’Ain, registres paroissiaux de Pont-de-Vaux (6/2/1730 et 21/2/1732). Archives de l’Isère, 5 E 547/60 (7/1/1808).