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Quand Lyon lorgnait le Moulin-à-Vent

Jusqu’au début du XXe siècle, Lyon tenta à plusieurs reprises d’annexer des quartiers de Vénissieux. En particulier le Moulin-à-Vent.

Paris a 20 arrondissements, Marseille 16 et Lyon seulement… 9. Quelle tristesse de voir la capitale des Gaules classée troisième au palmarès des villes de France, alors que Lyon avec son agglomération occupe la deuxième marche du podium. Mais Marseille comptait déjà plus de 600 000 habitants il y a un siècle, alors que Lyon intra-muros se hissait péniblement à 470 000. De quoi obséder des générations de maires, place des Terreaux. Il y a bien quelques solutions pour infliger un carreau sur place aux pétanqueurs du Midi, comme augmenter artificiellement le nombre d’habitants en truffant les recensements de familles fictives. Sitôt pensé sitôt fait. Mais pas encore suffisant. Reste la carte maîtresse : annexer à la ville la population des communes du voisinage. Sitôt dit, mais pas sitôt fait.

Lyon entame son travail de grignotage avant la Révolution française. Alors que La Guillotière se trouve en Dauphiné et forme une commune distincte, ces Messieurs de la Presqu’île s’y comportent comme en terrain conquis. Le maçon Jean Billion l’apprend à ses dépens. En 1769, ce Vénissian pure souche entame à La Guille la construction d’une maison. Mais dès les premières pierres posées, débarque sur son chantier une horde de “syndics de la communauté des maîtres maçons de la ville de Lyon”, qui le boutent hors de ce qu’ils considèrent comme leur chasse gardée, et entament un procès contre lui. Le juge condamne Billon à payer une amende exorbitante de 100 livres.
La situation est encore pire à Villeurbanne, où les Lyonnais essayent de rattacher aux Brotteaux toute la partie ouest du village. La cité des soyeux se sent trop à l’étroit entre le Rhône et ses collines, et veut pousser ses frontières de tous côtés. Une étape décisive est franchie en 1852, lorsque l’empereur Napoléon III impose l’annexion à Lyon des communes de La Croix-Rousse, de Vaise et de La Guillotière, jusqu’alors indépendantes.
Située plus loin que la place du Pont ou le quartier des Charpennes, Vénissieux reste un temps à l’abri des convoitises lyonnaises. Les annexions de 1852 rapprochent cependant la menace, au point qu’en 1874 notre ville se retrouve au menu de sa grande voisine. Lyon réclame sans complexe le Moulin-à-Vent et le quartier de Saint-Fons ! Elle avance comme prétexte la nécessité de construire un rempart pour se protéger d’une attaque ennemie.
Quatre ans après la guerre de 1870 et le siège de Paris, l’argument peut se comprendre. Le rempart projeté ne peut suivre les zigzags des limites communales et impose un tracé rectiligne taillant à travers les champs du Puisoz. Mais l’argument ne vaut pas pour Saint-Fons, aux usines flambant neuves et si prospères qu’elles aiguisent les appétits. La gloutonnerie lyonnaise reçoit l’accueil qu’elle mérite, un tollé général. Le 16 avril 1874 le conseil municipal “proteste énergiquement” contre une amputation qui priverait Vénissieux d’une foule d’habitants, et dénonce “cette manière de procéder à l’annexion de la moitié du territoire de la commune”. En retirerait-elle au moins un avantage ? Non, aucun.
Soucieux des intérêts de la défense nationale, le conseil consent seulement à lâcher l’espace situé entre La Femme-Morte et la route de Vienne. Mais pour Saint-Fons pas question ! L’affaire monte jusqu’à la Chambre des députés où elle tourne en défaveur de Lyon, le gouvernement craignant qu’une cité très sujette aux révoltes ouvrières devienne incontrôlable en s’agrandissant. Vénissieux obtient donc satisfaction puisqu’elle garde le Moulin-à-Vent… Mais perd peu après son quartier de Saint-Fons, érigé en commune indépendante en 1888.

L’adversaire n’est pas encore vaincu. Le classement de Marseille l’obsède toujours autant. Le lion sort à nouveau du bois en 1903, lorsque le conseil municipal de Lyon tente d’avaler tout Villeurbanne, une partie de Bron, de Caluire, de Saint-Rambert-l’Ile-Barbe en plus du Moulin-à-Vent et des abords de l’avenue Viviani. Le rempart sert à nouveau de prétexte : il faut donner à Lyon “des frontières naturelles” (sic !), “faire coïncider le Lyon militaire et le Lyon municipal”. Les Vénissians rugissent contre la voracité de leurs voisins. La bataille fait rage pendant plus de deux ans, occupant le devant de la scène politique locale autant que les grands événements nationaux et internationaux. En 1905 le projet d’annexion atterrit encore une fois devant la Chambre des députés. Les débats vont bon train, les invectives fusent mais le député de Vénissieux, Francis de Pressensé, emporte la mise. Le lion bat en retraite.

Cette même année 1905, les Lyonnais élisent un nouveau maire, Édouard Herriot. Fin politique et promis à un brillant avenir puisqu’il devint plus tard président du Conseil (Premier ministre), Herriot effectue en 1917 une nouvelle tentative nettement plus habile que les précédentes. Au lieu de prendre les Vénissians de front, il leur propose un marché alléchant. Le déclenchement de la Première guerre mondiale a entraîné un formidable développement industriel de la banlieue, notamment chez Berliet. Aussi Herriot propose-t-il de créer un boulevard reliant Lyon aux nouvelles usines. Il vient en personne exposer son projet au conseil municipal de Vénissieux. C’est vrai qu’il a fière allure, ce “grand boulevard industriel” : allant de l’avenue Berthelot à la gare de Vénissieux, il déploie sur 4 km deux larges chaussées séparées par une plate-forme centrale, destinée à accueillir une voie de chemin de fer et une autre pour les tramways. Notre maire s’enthousiasme : “Vous comprendrez Messieurs, combien ce projet est intéressant pour notre commune. Vénissieux prend actuellement un développement qui est appelé à s’intensifier très rapidement et dans des proportions considérables. La construction du boulevard industriel favorisera l’essor de notre cité”. Une salve d’applaudissements accueille son discours. Seulement la commune n’a plus un sou en caisse pour ce bel et beau projet… Grand seigneur, Édouard Herriot propose de financer les 800 000 francs qu’il coûterait à Vénissieux. Il ne demande qu’une seule chose en échange, trois fois rien : “abandonner à la ville de Lyon une partie du quartier situé entre la limite actuelle des deux communes et le mur d’enceinte”. Les conseillers déchantent. Après de vives discussions, ils rejettent la généreuse proposition “présentée par M. Herriot, c’est-à-dire l’annexion partielle à la ville de Lyon du quartier du Moulin-à-Vent”.

Vénissieux ne fut donc pas croquée par sa voisine. Le “boulevard industriel” vit néanmoins le jour. En 1917 on lui donna le nom d’un allié entré en guerre contre l’Allemagne : les États-Unis. Quant à la nouvelle ligne de tram qu’Édouard Herriot avait promise, elle fut jetée aux orties. Elle ne fut construite qu’un siècle plus tard : c’est la ligne T4. Son extension de Vénissieux vers la Part-Dieu est en chantier.

Sources : Archives municipales de Vénissieux, registres des délibérations du Conseil, 1874-1926. Fleury-Ravarin, Chambre des députés. Rapport [sur] le projet de loi tendant à annexer à la ville de Lyon la commune de Villeurbanne, 1905, 146 p.

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