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Le complot des fagots

En décembre 1851, des Vénissians s’élèvent contre le coup d’Etat perpétré par Napoléon III. En prévision de l’insurrection, ils stockent poudre et munitions. La répression sera sans pitié.

En décembre 1851, des Vénissians s’élèvent contre le coup d’Etat perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte, futur empereur Napoléon III. En prévision de l’insurrection, ils stockent poudre et munitions. La répression sera sans pitié.

Depuis cinquante ans qu’elle existe, la place du village a vu bien du remue-ménage. Des bœufs et des veaux par milliers lors des foires ; des brutes avinées s’étripant comme marmots enragés ; des accidents de charrettes, des bals musettes, des jeunes gens contant fleurette. Mais un spectacle comme celui-là jamais. Voilà des heures que Joseph Garapon passe et repasse sur la place, déversant à chacune de ses allées et venues des monceaux de fagots. En ce 6 décembre 1851, nous sommes pourtant loin des feux de la saint Jean ! Serait-il devenu fou ? Pas du tout. Joseph Garapon exécute une mission. D’abord entasser des fagots en plein centre du village, au vu et au su de toute la population, pour attirer son attention. Puis le moment venu, lorsqu’arrivera un signal de Paris, mettre le feu à sa montagne de bois…
Garapon fait partie d’un groupe comptant une quinzaine de Vénissians, tapis dans l’ombre et prêts à agir : Louis Guinet, Joseph Mermet, Louis Ravinet, Pierre Lécuyer, Jean Thuillier, Pierre Richerand, Antoine Perret, Jacques Bouchet, Etienne Varichon,  Jean-Pierre Perron, Jean-Etienne Guillermin, Blaise-Marie Bernard et François Espinasse. Ils appartiennent à des milieux sociaux très divers. Aux côtés d’ouvriers en soie parfois récemment arrivés à Vénissieux, on trouve aussi bien des paysans campés au village depuis moult générations qu’un marchand à son aise ou un crève-la-faim, deux instituteurs appréciés de tous les habitants, un jeune de 19 ans décrit comme « exalté », et jusqu’à un ancien maire de la commune, Jean-Etienne Guillermin. Ce petit monde hétéroclite n’est uni par aucun lien de parenté. Ils se rassemblent autour d’un seul idéal, l’amour de la démocratie et du progrès social.
Depuis 1815, leur idéal a pris du plomb dans l’aile. Le départ de Napoléon Bonaparte a vu le retour de Louis XVIII sur le trône et la restauration de la monarchie en France. La noblesse reprend du poil de la bête et le droit de vote ne profite plus qu’aux bourgeois, prompts à élire des députés opposés au progrès. Quant à l’opposition politique, elle se retrouve muselée : le simple fait de crier « vive Napoléon ! » vous vaut des mois de prison.

La révolution de 1848 atteint aussi Vénissieux. Le canut Joseph Mermet et ses amis prennent les armes et chassent le conseil municipal.

Tout change avec la révolution de février 1848. A Paris, le peuple renverse le roi Louis-Philippe et instaure la Seconde République. A Lyon, des canuts révoltés qu’on appelle les « Voraces », s’emparent de l’hôtel de ville. Le soulèvement atteint aussi Vénissieux, où le canut Joseph Mermet et ses amis prennent les armes, chassent le conseil municipal et installent Jean-Etienne Guillermin comme nouveau maire. La victoire est acquise. Entre autres avancées fondamentales, le 5 mai 1848, une loi accorde enfin le droit de vote à tous les hommes âgés d’au moins 21 ans.

Hélas, les nobles idéaux se heurtent rapidement aux ronces de la réalité. L’instauration de la République n’amène pas les progrès sociaux espérés et très vite, les rapports se tendent.
Dès juillet 1848 à Vénissieux, les moissons d’un adjoint au maire sont incendiées par des inconnus. Plus tard, les autorités s’attaquent aux symboles mêmes de la République : en 1850, le sous-préfet de Vienne tente de faire arracher l’arbre de la Liberté planté sur la place du village. Joseph Mermet, le « conquérant » de la mairie en 1848, monte sur un banc et « proteste au nom du peuple, espérant entraîner par ses discours à la révolte ».
A Paris, la situation dégénère encore plus. En décembre 1848 Louis-Napoléon Bonaparte -neveu de Napoléon Ier- avait été élu pour quatre ans président de la République mais son mandat glisse sans cesse vers une confiscation du pouvoir ; les libertés d’association sont suspendues, la presse bâillonnée, les députés d’opposition emprisonnés, le droit de vote limité. Le pire arrive le 2 décembre 1851, lorsque Bonaparte envoie l’armée occuper l’Assemblée nationale et quadriller Paris, où elle tire sur la foule. Un an après ce coup d’état, le « prince-président » se fait proclamer empereur sous le nom de Napoléon III. La République est morte.
La nouvelle du coup d’Etat du 2 décembre parvient à Vénissieux le lendemain. La réaction de nos prédécesseurs est immédiate. Ils tiennent aussitôt des réunions secrètes dans leurs domiciles, jusque chez l’ancien maire Jean-Etienne Guillermin, où ils discutent jusqu’à des 4 heures du matin le moyen de renverser Bonaparte. Des émissaires sont envoyés à Lyon et à Grenoble pour obtenir des instructions des ténors politiques régionaux. Durant la journée, les comploteurs arpentent les rues du village armés de pistolets et de fusils, haranguent la foule, promettent la guillotine aux 80 plus riches propriétaires de la commune, traitent Napoléon de « canaille  », appellent à son assassinat : « Il ne se trouvera pas un Brutus [le meurtrier de Jules César] ou un brave qui se dévouera pour poignarder cet homme ? ». Et en prévision du grand soir, ils stockent quantité de poudre et de munitions. C’est là qu’interviennent les fagots entassés sur la place Sublet par Joseph Garapon. Leur mise à feu sonnera « comme signal d’insurrection ».
Ce tintamarre attire évidemment l’attention des services de police. Le commissaire de Villeurbanne, alors en charge de Vénissieux, laisse faire pendant quelques jours… puis frappe. Le 17 décembre 1851, il rameute une quarantaine de gendarmes et de gardes champêtres et à 5 heures du matin, attaque les maisons des insurgés. Tous sont arrêtés, leurs domiciles fouillés de fond en comble, les armes confisquées, de même que les livres sulfureux, tels que L’histoire des martyrs de la liberté ou Le socialisme, de Louis Blanc. Ils serviront de preuve lors du procès à venir.
La bande du complot des fagots est emprisonnée le jour même à Lyon, au fort de la Vitriolerie. Elle rejoint plus de 600 personnes arrêtées en région lyonnaise pour s’être élevées contre le coup d’Etat de Bonaparte. La répression frappe, expéditive et sans pitié. Si de rares Vénissians bénéficient d’une libération faute de preuves suffisantes, les autres sont jugés en mars 1852 par une commission instituée par les ministres de la Justice, de l’Intérieur et de la Guerre. Les accusations pleuvent, noircissant à outrance les faits consignés dans les rapports de police, et usant d’un vocabulaire destiné à effrayer le bon bourgeois et les chaumières : Garapon « faisait entendre des menaces de mort contre les riches propriétaires de Vénissieux » ; Mermet « est signalé comme un homme d’action et dangereux » ; Ravinet « ne craint ni dieu ni diable ni prison » ; Thuillier « fait du socialisme par ambition, est dangereux par ses prédications » ; Guinet « déclare être communiste et non socialiste », il est « dangereux et sanguinaire, et sa femme professe la même religion ». La sentence tombe : tous purgeront un ou deux ans de prison puis seront déportés en Algérie. Heureusement pour eux, leurs peines furent commuées en 1852-53 en résidence surveillée… après qu’ils eurent juré fidélité au nouvel empereur.

Sources : Archives du Rhône, 1 M 113 à 117.

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